Tunis érotique#2: Inès et la créature

La robe louée la gratte, le corset la serre, les épingles lui transpercent le cuir chevelu et les faux cils lui brûlent les paupières. Le marathon est officiellement lancé, plus que trois ans pour mettre au monde un mioche qui portera les gènes de son époux et les siens. Voilà, elle a fait ce qu’il fallait, elle a officiellement le label  « Validée » sur le front. À présent, elle aura une bague au doigt, et utilisera un pronom possessif pour parler d’un homme.

Personne dans la salle ne se doute de la suffocation qu’elle ressent . Ce mariage est un miracle inespéré. À 39 ans, elle se marie enfin. Sa mère déambule parmi les tables, elle salut les invités et danse de temps à autre sur la piste devant le cameraman. Elle est fière que  » le cas désespéré  » soit enfin casé. Son père a pleuré en l’escortant:  »Pourquoi tu pleures papa ? » Lui avait -elle demandé.  » Parce que tu es devenue une femme ma fille  » . Cette réponse avait mis Inés en colère.

Femme, elle l’était bien avant cette robe et ce mariage. Ne l’avait-il pas remarqué, ou a-t-il fait semblant de ne pas le remarquer ? Croyant ainsi qu’il ne pensera pas une seule seconde que sa fille est une pute et qu’elle ne pensera jamais que c’est un salaud. Ils resteront figés dans le passé au moment où le photographe a capturé la traditionnelle photo de l’Aïd. Lui grand et fort, elle petite et innocente dans ses bras. Ce mariage est le melon du magicien d’où ressort sa petite fille en une princesse honorable. Il ne veut pas connaître le truc, il veut préserver la magie. Ma fille est une princesse.

Trois avortements, deux diplômes, les ruptures douloureuses, la solitude et l’angoisse sous le lit, les batailles quotidiennes de celles qui n’ont pas de place. Tout ça ne faisait pas le poids face à la robe blanche. Pour eux, femme, elle l’est devenue que ce soir. Cette pensée la révolte, elle voulait virer tout le monde et brûler la salle, elle n’en fit rien. Ce n’est ni un mariage forcé, ni un choix, c’est  »comme ça  »  c’est tout. Comme on ne négocie pas avec un feu rouge, on ne négocie pas avec la continuité. Nous sommes condamné(e)s  à la continuité. 

Sa mère se penche sur elle et lui dit : « Ma fille pourquoi tu tires la gueule le soir de ton Mariage…arrête et montre moi ton beau sourire. »  Sa mère avait le don d’être tendre et offensante à la fois. Inès lui demande un verre d’eau, d’un coup, cinq femmes étouffées dans leurs robes roulent vers les serveurs pour leur demander de l’eau en  »urgence ». Une gentillesse exagérée comme celle dont fait preuve la société au dernier jour d’un condamné à mort. Inès boit une gorgée et fait un sourire à sa mère puis chuchote à l’oreille de son mari : » Les cigarettes sont chez toi ? ». Il tape sa poche et les trouve il lui dit  » Je viens avec toi, j’étouffe. » comment fait-il pour exprimer son étouffement aussi facilement, sans aucune culpabilité, alors qu’elle, elle devait arrêter de tirer la gueule ?

Ils se lèvent, la traversée de la salle allait être un moment pénible, tout ces parfums, ces paires de yeux en attente d’un signe, d’un geste , un arrêt qui ferait d’un groupe plutôt qu’un autre une exception, ceux qui veulent dire le lendemain : » Ils sont venus nous saluer jusqu’à notre table, wallah. » Ils traversent la salle en prenant le risque de ne faire ni signe ni arrêt. Les deux n’avaient pas envie d’être là. Ils vont dans la cour arrière de la salle des fêtes. Il lui allume une cigarette et s’en presse d’allumer la sienne.

« – T’as un faux cil qui s’est décollé là… Pourquoi t’as mis ça ? »  Elle lève les yeux de son téléphone :« Pour compléter le déguisement… Cette robe me gratte…» Il lui caresse le bras pour lui donner du courage, et écrase sa cigarette par terre. «  Je vais aux chiottes, tu me rejoins quand tu finis…allez courage c’est bientôt fini mon amour. » kais était un homme intelligent qui savait la rassurer sans la changer. Ils étaient amis au lycée puis se sont revus il y a deux ans, elle était fatiguée, il était seul, ils ont décidé de la faire courte.

Inès scrolle son téléphone, le faux cil cède et tombe sur l’écran. Une main se pose sur son épaule, paralysée, elle formule : « Qu’est ce que tu fous ici ?! »

Il a osé. Il est là, comme dans un mauvais film américain. La créature est sortie de l’ombre, la voilà qui veut exister.

– Ce n’est pas notre accord. Continue Inès.

– C’est quoi ce déguisement? La créature éclate de rire et continue, mais ce corset te fait de très beaux seins.

– Pourquoi t’es venu?

– Tu le voulais, je le sais, allez suis moi.

– Non, casse-toi!

– Allez, ne résiste pas, tu en as besoin.

Elle connaît la créature depuis le lycée. Cet homme est sa limite brisée, son sursaut de vie. Il est le risque qui l’étourdit d’oxygène. Une nuit avec lui et elle respire mieux pour quelques semaines. Personne ne le sait. Elle ne connaît pas son prénom. Elle n’a pas besoin de connaître son prénom, ce n’est pas une personne à ses yeux, c’est une sensation, son coup de fouet.

30 minutes, la voiture noire, tu la connais, je t’attends. La créature s’en va.

La première fois qu’elle a vu la créature, elle était seule dans un café en face du lycée du Bardo. Un café discret où elle fuma ses premières Malboro. Elle y passait des heures. L’antichambre de la débauche s’appelait « Les noces ». Au début, elle trouva l’homme grand et inquiétant, comme un trou noir aspirant. «À quoi ressemblerait de faire l’amour avec lui ?» Voilà ce qu’elle s’obstina à imaginer en observant l’homme en face. Elle voulait savoir, rien de plus. Arriver à déceler les conséquences d’un acte si inacceptable qu’est de faire l’amour avec un étranger, approcher l’immoralité obscène et inavouable au pays des Messieurs et Mesdames propres. Tout niquer au sens le plus philosophique et social possible rien qu’en écartant les cuisses à ce tas de chair et de sang à la table en face. Prouver la fragilité de tout ce beau monde en le brisant d’un coup de rein et sans discours. L’attentat suicide du vagin. La révolution sexuelle !

L’homme la regardait, il perçut en elle O. Elle avait ce regard déterminé et fragile. Il aimait ce regard, différent de celui des désespérées de plaire, ce n’était pas un regard sexuel, c’était un regard existentiel. C’était comme voir les yeux d’un parachutiste juste au moment du saut. Elle était irrésistible. Au bout de trois mois il lui dit bonjour, un Bonjour qui restera le premier souvenir de Inès avec la créature. Quelques semaines avant l’examen du bac , elle succomba à la créature en le laissant lui caresser le sexe sous la table pendant quelques minutes. Elle jouit, mais la révolution sexuelle tant espérée n’eut pas lieu. Elle eut son bac L avec 15 de moyenne. À la fac, la créature revint chaque 6 mois, puis de plus en plus, parfois deux semaines à la suite.Elle eut sa licence de droit, elle l’utilisa avec la créature, il la lui fit bouffer. La créature n’était pas un salaud, il avait des clés que les autres n’auraient jamais.

Elle jette la cigarette dont la braise a grignoté le mégot et lui a brûlé la peau de l’index. Elle regarde vers la voiture noire. Ça serait impardonnable. Ils sont tous là, sa famille, ses amis, ses collègues. Ça serait fou de le faire, son absence aurait des conséquences désastreuses, elle sera désignée officiellement comme instable, perdra tout. « Juste quelques minutes.» Pensa-t-elle en allant vers la voiture. Son corset ne la gratte plus. Elle a changé de peau. La voilà. Elle monte. Silence. Le son des pneus et du vent. Une rue discrète. Devant cette villa, sous le citronnier. La créature conduit en lui caressant les seins étouffés dans la structure du corset. Elle angoisse, dans quelques minutes ils vont se rendre compte que la mariée est partie.  Dans quelques minutes, son téléphone sonnera, elle ne décrochera pas, il re-sonnera, elle devra l’éteindre, puis elle enverra un dernier message pour dire qu’elle va bien qu’il ne faut pas s’inquiéter. Mais ils s’inquiéteront quand même. Le téléphone sonne, c’est un sms : «  Je sais avec qui tu es , ce soir il ne fallait pas y aller, tu me déçois,.» . Il a raison. Elle lui envoie : « C’est ce soir dont j’en avais le plus besoin.»

Dans la salle des fêtes, la gêne déclenche les premiers ragots et chuchotements, la mère d’Inés est figée devant les musiciens, dans un instant de lucidité elle leur demande de jouer plus fort, puis replonge dans sa paralysie. Son père est rentré. Il n’a pas supporté la confrontation avec la pute.

La voiture est sous le citronnier, sièges baissés, trou noir. Inès lâche prise, elle est le plan final de Fight Club, elle admire les bâtiments de la ville qui explosent, son monde qui s’effondre dans un cri de jouissance étouffé par la main de la créature. Ce qu’elle vient de faire sera l’histoire à raconter des prochains jours dans le quartier et dans la ville, elle a fait l’impensable. Elle a prouvé que c’est possible. Le pénis dans la bouche, elle signe son arrêt de mort. Elle signe le manifeste de la révolution. La créature la tire par les cheveux, il la regarde froidement avec ses yeux noirs et lui dit : « Tu es contente ? Ce soir, t’es devenue une légende

Auteure: Rim Haddad

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