Je suis alcoolique , mais ici ça ne compte pas

Je suis alcoolique, mais ici, ça ne compte pas. Alcoolique, c’est un mot occidental. Ici, on dit “soukarji” ou “Ayéch” tout dépend de celui qui le dit. Tout dépend de ses tendances religieuses et politiques. Les conservateurs disent “soukarji” , les anti-conservateurs disent “Ayéch” , mais moi, je sais ce que je suis. Je me l’avoue quand j’ouvre ma première bière à 10 h du matin dans la voiture : “Iheb, tu es accro”, puis je suce un bonbon avant de revenir au bureau.

J’aime boire. « Boire dans un pays malheureux est une résistance” scande un vieux sans dents au Café de la paix. L’alcool rend joyeusement malheureux. On peut parler de nos soucis sans faire fuir les gens, on rit de nos coups durs, de cette vie qui ne s’arrange pas. Chaque soir, on boit pour rire et on rit parce qu’on boit. Nous excusons nos excès parce que c’est « un pays de merde ». La SFBT s’est enrichi de nos désillusions .

Très vite, c’est l’alcool qui décide de qui sera fait notre entourage, notre quotidien, nos goûts culinaires, et notre pouvoir d’achat. L’alcool décide, et moi, j’exécute.

J’ai 40 ans et le visage bouffi, je ressemble à ces hommes que je voyais à mes débuts dans l’alcool, tout en me promettant de ne jamais devenir comme eux. Un homme que sa femme ne supporte plus, qui ne passe aucune soirée avec sa famille, un homme qui roule vite à 3h du matin dopé par l’invincibilité que procure le dernier verre de Vodka et qui rentre sur la pointe des pieds à la cuisine pour envelopper son estomac niqué par le verre de trop. Un homme qui déteste les vendredi et qui prône la laïcité juste pour pouvoir acheter de l’alcool. Ni plus ni moins. Je n’ai même pas voté.
Je travaille comme cadre dans une banque , je gagne bien ma vie, mais je ne boucle jamais mes fins de mois. Je n’emmène pas ma famille en vacance. Ma fille n’ira pas faire ses études à l’étranger. Je ne serai jamais propriétaire. Ma femme me quittera sûrement, je le vois dans ses yeux, je l’entends dans ses silences. Quand on plonge dans l’alcool, on embarque ceux qui nous aiment.

Il y a l’argent, mais aussi l’infidélité. L’alcool rend égoïste, c’est un doigt d’honneur aux responsabilités, on scande au bout de la huitième bière : “ Hya tnéket tnéket” , l’audience rit, applaudit et lève son verre à l’autodestruction. À la onzième bière , je danse au milieu de gamines au Habibi, elles sont monstrueuses et attirantes, elles ont le rimmel qui coule, elles appellent le DJ par son prénom. Elles sont les sirènes au milieu d’une mer de vin rouge sang. Moi, ma chemise, mon visage bouffi, mes bracelets thaïlandais, mon parfum Kalvin Klein, le pack du “bon vivant” ont quelque chose de pathétique. Mais pour l’instant, je suis anesthésié, alors je danse sur une musique que je n’aime pas. Ce n’est pas moi qui danse, c’est l’alcool. Ce n’est pas moi qui embrasse cette inconnue aux yeux de panda, c’est l’alcool. Ce n’est pas moi qui retire de l’argent de la DAB , c’est l’alcool.

Ma femme m’a quitté. Elle est partie avec Ines. Ma fille, ma petite fille a dû en faire des cauchemars sans que je ne sois là pour la consoler. Ma femme m’a quitté parce que j’avais choisi le Magon plutôt que l’union . Elle m’a traité de Soukarji . J’ai brandi l’argument de l’alcoolique de base : “tu préférais que je prenne de la drogue?”. Heureusement que les toxicos existent pour nous faire sentir mieux. Le soir même je vais dans un bar pour noyer mon chagrin au milieu d’autres chagrins, un groupe joue les mêmes reprises de chansons des années 2000, ce soir il y a “khnefess” , c’est de la merde. Le patron vient me saluer, ils viennent tous me saluer. Je suis un client fidèle. Il y a du bruit, de la fumée, des voix qui parlent sans s’entendre, et le visage de ma femme au fond du verre. Je vais aux WC, ça sent la pisse aux blés . Je tiens ma queue et pendant quelques secondes je me trouve sale, con et pathétique, pendant quelques secondes, j’ai envie de rentrer chez moi , d’embrasser ma femme, de m’allonger sur le lit aux draps propres et de sentir l’odeur du diner qui mijote sur le feu . Mais ça, ça ne dure jamais assez longtemps.

Il est 8h , j’ouvre une bière, je suce un bonbon, j’entre au bureau. Des clients submergés par les crédits défilent. Ils me voient comme un dieu capable de régler leurs problèmes, capable de les sauver. Moi, qui me sauvera? Une femme, la soixantaine, décoiffée, le visage encore sous le choc de sa condamnation. Deux ans fermes pour un chèque sans provision. Elle n’a pas de quoi rembourser. Elle est en panique, elle pleure dans mon bureau, j’ai envie de pleurer avec elle, de la prendre dans mes bras, de lui dire qu’on pourra s’en sortir, que la vie, c’est des hauts et des bas. Mais je ne dis rien, je ne fais rien. Le calcul, c’est le calcul. Elle a fait un mauvais calcul. Je ne peux pas prendre de risque avec mon statut social. Banquier et alcoolique fait moins paria que pauvre et alcoolique. Pourtant à la caisse du Magasin Général on est côte à côté. Il y a l’ouvrier, le banquier, l’intello, l’étudiant, le fonctionnaire….nous , nos packs de bières dans les mains et notre impatience au fond de la gorge.

Je sors du bureau, je vais à la voiture, je bois une deuxième bière, je suce un deuxième bonbon, un pote m’appelle pour le programme de ce soir.  Je vous laisse deviner le programme.

Cheers. Longue vie aux apparences!

Auteure : Rim Haddad

10 commentaires sur “Je suis alcoolique , mais ici ça ne compte pas

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  1. Bonjour! J’ai tellement envie d’interagir avec l’auteur de ce texte, mais j’aurai l’air d’un guignol qui se la joue psy. Bon courage, et j’espère que tu auras ce fameux déclic qui te permettra de te maîtriser le plus tôt possible ! Tu sais à 40 ans, le corps répond toujours très bien sollicitations physiques, et j’ajouterais qu’à situation extrême, une solution extrême. T’as qu’à voir ce qu’ont fait Dr. Dre et Busta Rhymes de leur corps à l’approche de la cinquantaine 😉

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  2. Un style comme j’aime, celui qui va à l’essentiel sans fioritures. J’espère que c ‘est une fiction sinon qui suis je pour juger ou donner des conseils. On fait tous du mieux qu on peut et les plus sensibles sont les plus mal lotis… Peut être juste un conseil : mettez vous à écrire ça nous rendra plus heureux.

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  3. Très belle plume, c’est très émouvant ! Si c’est une fiction c’est très réaliste, on n’est pas loin de la réalité de beaucoup de personnes malheureusement…Sinon, Iheb ou quelque soit votre prénom j’espère que vous réussirez à vaincre vos démons rien n’est jamais trop tard.

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