Tunis érotique #3: La Crise Sexistentielle d’Elyes

«J’ai besoin de la voir.» Il pensait à cela pendant que ses collègues faisaient semblant d’écouter le monologue du manager. La dérive s’appelle Leila. Leila qui parle, Leila qui rit, Leila qui s’attache les cheveux, Leila qui est en route. Leila dans tout ses états. Peu importe où elle se trouve à cet instant, il veut la rejoindre, mettre sa tête sur ses cuisses et se laisser bercer par la lave brûlante de sa maîtresse.

« Elyes! Est-ce le contrat avec eux est signé ? » Le manager réveille Elyes et le recloue à la réalité «- Oui, le voilà.» Elyes a hâte que cette conversation finisse pour qu’il puisse retourner sur les cuisses de Leila. «Il y a une erreur dans le contrat, combien de fois faut-il que je le répète, ce n’est pas possible ! Relisez ! Maintenant on va perdre du temps et devoir tout refaire! Merde! » Elyes reprend le contrat, il regarde les pages, il prend note et dit «Désolé» . Ce mot exaspère son manager, la frustration est bien trop profonde pour être soulagée avec un «Désolé». Elyes ne veut pas lever les yeux du contrat, un eye contact risque de rallonger ce moment banal et pénible du quotidien salarial. La réunion se termine sur une liste interminable de tâches. La To Do List ne finit jamais, c’est elle qui vous finit.

Dans la petite cuisine, Elyes se sert un café, il est 11H30. Il n’est que onze heures trente. À midi, il sortira déjeuner. Le déjeuner est une escapade, une reprise de contrôle sur son temps pendant une heure. Il envoie un message à Leila: « Je peux t’appeler ? » Il n’a pas pu résister. La réponse ne tarde pas : « Pas maintenant ». Une réponse frustrante et réjouissante, tout le paradoxe de la rareté. S’en suit un appelle, « Chérie » s’affiche sur l’écran, c’est sa femme.

  • Oui chéri , tu veux qu’on déjeune ensemble, je ne suis pas loin de ton bureau
  • J’ai une urgence, une affaire de contrat , je ne pourrai pas déjeuner avec toi
  • C’est dommage …on va boire un verre après le boulot ?
  • Ça marche.
  • Je suis contente! A toute je t’aime!
  • Moi aussi

Il raccroche. Revient à sa messagerie. Relis le message de Leila encore une fois. Elle a tapé ces mots, il veut les lire au point de les entendre avant de les effacer comme à chaque fois. L’attention que nous porte l’autre est un cadeau précieux. En lui écrivant, il a obtenu toute son attention. Cette idée le réjouit. Leila avait le pouvoir de donner aux hommes l’impression d’être exceptionnels rien qu’en leur  accordant un peu d’attention, car Leila n’avait pas besoin d’eux. Elle ne voulait rien d’eux. Ce qui lui importait, c’était qui ils étaient. Elle leur permettait d’être faibles . Le téléphone sonne, c’est Elle : 54 821 8582, il connaît ces chiffres par cœur. Le temps de prendre une inspiration, le cœur attend le coup de feu pour se lancer, il faut appuyer sur le combiné vert , le dernier geste qui le sépare de Leila. Soudain le manager arrive.

« – ça va en ce moment Elyes? » Elyes met  rapidement son téléphone dans la poche. Il doit communiquer sur ses états d’âme prés de la machine à café, voilà l’exercice qui lui est imposé sans prévenir . Expliquer, raconter, rassurer et Leila attendra. C’est ce qu’on appelle la puissance du système. Taper la balle socio-économique quant elle vous ai lancé. Rester réveillé et à l’affût. Il est obligé de répondre. La réponse en elle-même ne compte pas, ce qui compte, c’est de rester éveillé et de frapper la balle. Il se rappela des mots de Leila : «Ça va ?! Cette question devrait être bannie de ce pays, on devrait plutôt demander « Tu tiens le coup ?» C’est plus honnête ». Elle avait terriblement raison. Leila se baladait souriante et légère entre les cadavres de cette époque , de ce pays, de cette vie. « Tu es très pensif, tu as des soucis ?» Continue son manager. À 45 ans, Elyes était un homme marié aux couilles vidées par la sédentarité cherchant le salut dans une femme liquide, cela peut être considéré comme un soucis extrêmement sérieux dans la vie d’un homme, mais pas assez concret pour pardonner une erreur au boulot. « Non, pas spécialement, un peu fatigué à cause de ma dernière bronchite.» Elyes invoque le corps et la maladie pour échapper à la discussion, pour qu’il puisse enfin rappeler Leila avant qu’il ne soit trop tard. La maladie est le point final à toutes les conversations, l’argument ultime . Le corps fait barrage à toutes les intrusions, «Si tu as besoin d’un congé , il y a pas de soucis, à partir du 20 c’est possible, tu pourrais prendre deux trois jours.» « Je prends note, merci. » Lui répond Elyes. Son manager lui sourit, le regarde, dans ses yeux un avertissement subtil.

Il est midi , Elyes sort du bureau, il monte dans l’ascenseur, appuie sur le quatrième étage et bloque volontairement la machine, puis il tape 54 821 8582. Il est sur de ne plus être dérangé. La voix de Leila «Allô.».

  • C’est moi, tu es où ?
  • Tu vas bien ! Je serai à la maison dans une heure , tu as envie de me voir ? Moi aussi ! aujourd’hui je suis d’humeur Elyes
  • C’est mon jour de chance alors
  • Tu es optimiste d’un coup ?
  • A chaque fois que je t’entends
  • J’ai envie de te croquer tellement ta réponse est bien trouvée tu mérites une récompense
  • Je peux choisir ?
  • Oui , vas-y
  • Je veux gagner du temps, je veux que tu sois chez toi dans dix minutes.
  • Je viens de changer de direction…à dans dix minutes

Une alarme stridente sonne dans l’ascenseur. Elyes raccroche. L’ascenseur redescend, les portes s’ouvrent, il y a sa femme un lunch box à la main.

– Tu vois que je suis solidaire, je t’ai ramené le déjeuner !

Le destin s’acharne aujourd’hui pour qu’il n’aille pas voir Leila. Il doit prendre ces signes en considération. Ce n’est plus une coïncidence, c’est un avertissement. « Tu n’aurais pas dû te fatiguer ? Tu as déjeuné au moins ? » Il avait de la compassion pour sa femme, elle était intentionnée, soucieuse de tous, une vraie crème pour l’humanité, un modèle à suivre. Tout ce qu’il éprouvait envers elle était cependant lourd, lourd en culpabilité, lourd en responsabilité, en souvenirs, en promesses, en gratitude. Lourd et incassable destin soudé. Paradoxal besoin de travailler à ne faire qu’un et puis vouloir s’en détacher violemment. L’éjecter sans explications et pouvoir revenir. Besoin irrépressible de détruire pour retrouver le sens de la reconstruction.

Elyes prend le Lunch Box des mains de son épouse, l’embrasse sur la joue.« Ça va, tu as l’air pensif ? » Lui demande-t-elle. Elle s’y met aussi , il doit communiquer sur ses états d’âme dans le hall de l’immeuble, un sandwich trop gras à la main. Expliquer, raconter , rassurer et Leila attendra.  «C’est cette histoire de contrat, il m’a passé un savon à la réunion.» Cette fois, Elyes convoque l’humiliation pour mettre fin à la conversation. «Tu devrais prendre un congé, à partir du 20, j’ai un plan pour une maison d’hôte » . Pourquoi la date du 20 prend-elle autant d’importance, pourquoi ces gens décident pour lui la date à laquelle il pourrait « se reposer de ses pensées » ?

Des gouttes de gras du sachet imbibé de l’huile du sandwich tombe sur la manche de sa veste, il ne faut surtout pas que sa femme le remarque, elle voudra enlever la tâche immédiatement, ira avec lui au WC , sortira des produits d’hypocondriaque de son sac à main. Elle jouera au général de l’armée, et se félicitera d’être aussi prête tout le temps à toutes les éventualités. Il met sa main derrière le dos. « Je dois y aller, merci encore pour le déjeuner.» Il la laisse et remonte dans l’ascenseur. Il met 2ème étage. Il reçoit un SMS : «  Plus que 5 minutes. »

Son épouse s’éloigne de l’immeuble. Il l’observe à travers la baie vitrée. Il la trouve tristement ordinaire. Son épouse dort avec un pyjama gris en coton, Leila dort nue ou avec un tee-shirt trop grand, ou trop petit, parfois elle se contente de mettre un foulard autour des seins. Son appartement est harmonieusement désordonné. Leila a du style quand elle bouge dans son studio, elle sautille, roule par terre, regarde à travers la fenêtre. Elle ne force rien. Il y a des fleurs fraîches et des fleurs séchées, il y a de la lumière et de l’agitation. Leila, contrairement à l’épouse d’Elyes, n’est jamais prête devant l’imprévu. Elle aurait ri en le voyant tenant ce sandwich dans le Hall. Lui aurait dit d’enlever la veste parce qu’elle est trop serrée et demander une bouchée de son sandwich parce qu’elle a oublié de déjeuner. Elle aurait traité le manager de sale con et aurait trouvé l’air pensif d’Elyes attendrissant plutôt qu’inquiétant. Il descend les escaliers, monte dans sa voiture, et roule vers chez Leila. Elle habitait en face du campus Manar 1, dans un de ces immeubles sprolls. Il se gare, il sent les yeux du concierge. Le chasseur des amants, le fouineur des passions sans lendemain. Elle lui ouvre la porte, elle est resplendissante dans sa robe de printemps mal repassée. Un soleil, une vision, un mirage tangible et palpable. Comment fait-elle ? Il entre. Il la prend par la taille. Il met les deux mains sur les arcs de ses hanches, il sent sa peau douce et fruitée encore chaude de l’UV de l’extérieur. Cette silhouette de petite femme, petit bonbon acide d’adrénaline. Il l’embrasse et tombe à genoux, il la serre fort, il avait désespéré de la voir aujourd’hui. Il est excité et épuisé. Elle lui caresse les cheveux, lui prend la main et la ramène à sa bouche, elle lui suce les doigts, sa langue chaude entoure l’index puis le majeur, elle les mordille délicatement, elle joue, elle s’impatiente. « Viens »  lui chuchote-elle. Elyes la suit, il enlève sa veste, enlève sa cravate, déboutonne sa chemise. Elle lui sert un verre de citronnade dans un verre de vin et de l’eau dans une tasse de café. Cette incohérence était si plaisante, elle faisait de cet appartement un foyer. Un endroit où il n’y avait pas de convenances, pas de règles, sauf une : ne jamais dire Je T’aime. Ne pas tomber dans le piège. Préserver cette histoire du désir pathétique de la possession. C’était dur pour Elyes de ne pas succomber, de ne pas le dire, mais il savait aussi que cela lui permettrait de fuir s’il le voulait. De reprendre une existence chiante et rassurante quand il en sentira le besoin. C’était là le génie de Leila, elle lui laissait la possibilité de partir en toute lâcheté. Depuis petit garçon, il n’avait pas eu cette autorisation. Le droit de ne pas être à la hauteur.

Il boit une gorgée de citronnade fraîche, Leila laisse tomber sa robe, sa culotte est de travers. La culpabilité et l’angoisse pince le cœur d’Elyes. Le parfum du bonbon va imprégner le vêtement, il faudra y penser en rentrant, bien se vaporiser de mauvais déo de chez Monoprix pour cacher la trahison. Elle vient à lui, lui tient la tête et l’embrasse sur les paupiéres. Un bisou sur chaque œil, elle lui embrasse ensuite les joues, puis la bouche. Ça finit toujours dans la bouche. Elyes l’agrippe par les cuisses, elle ondule son bassin, elle sait qu’un mot d’elle suffit pour qu’il la pénètre. 

Le téléphone d’Elyes est resté sur la table à côté du verre de citronnade. Chérie s’affiche sur l’écran du téléphone d’Elyes. Plusieurs appels, mais il n’entend rien, puis un sms : « Elyes tu n’es pas au bureau, pourquoi tu ne décroches pas»

Auteure: Rim Haddad

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