LA TUNISIE DE “شوفلي حل ” EST FINIE

J’ai toujours vu en “شوفلي حل “ une clé de compréhension de notre société, plus précisément de ses maladies et névroses. L’objet peut aider à comprendre les insultes, le sexisme, l’homophobie et les raccourcis que subissent les manifestants du 06 février 2021 sur les réseaux sociaux par un nombre non négligeable de Tunisiens. Je n’accuse pas ce feuilleton d’être la source du mal, seulement un produit dérivé de ce dernier et donc un des symboles de la Tunisie réac effrayée par la diversité, le changement et les défis de coexistence qui l’attendent.  Le rejet systématique de la différence et de tout ce qui se détache du  “modèle Tunisien”  qui fut et qui est encore revendiqué par une culture populaire et télévisuelle au discours uniforme, conservateur, traditionaliste, sexiste et j’en passe, a donné le feu vert aux discours haineux en les incorporant dans le jugement de l’Autre.  

Cette sitcom connaît jusqu’à aujourd’hui un succès populaire important, un succès dû à une régression du Tunisien qui rejette son présent. La télévision publique, qui a prouvé son incapacité à se renouveler, en profite et continue de diffuser ce programme. “شوفلي حل ”  à travers ses personnages et leur évolution incarne la Tunisie des années 90 et 2000, une Tunisie sans internet, où la réussite sociale passe par l’ouverture d’un centre esthétique ou d’une pâtisserie, l’achat d’une maison à Nasr, la réussite au Bac des mioches, le patriarche qui pose ses pieds sous la table en attendant que sa mère de 70 piges lui sert une assiette de couscous, l’assistante naïve et docile qui acquisse les allusions sexuelles de son patron, la grossophobie, la vieille bourge qui parle en français tout le contraire de Fadhila la femme “ zamnya” “زمنية” illettrée en guerre contre sa belle-fille propriétaire d’une boutique de fringues, une femme de ménage étroite d’esprit qui découvre “la modernité” chez la famille Labyedh…l’argent est souvent au cœur des problématiques; le crédit de la maison, l’achat de l’Aid,  les dépenses de la rentrée scolaire et de Ramadan…Une Tunisie qui a les mêmes ambitions et les mêmes problèmes qui vit dans un cocon familiale où la vie privée et la différence n’existent pas. Bref, un pays dont les citoyens bouffent, croient, parlent, pensent et baisent pareils. Un pays qui tourne à vide dans un décor Playmobil anxiogène.

Après la révolution, ce cahier de charge du Tunisien continue à exister, il y a une résistance violente aux changements prenons pour exemple les émissions de télé – qui heureusement sont en train de s’effondrer après 10 années de chiasse cérébrale et verbale– elles ont participé à la stigmatisation des combats pour la liberté individuelle, les discours laïques, les intellectuels, les fumeurs de cannabis, les féministes, les pensées de gauche, les métalleux, les skateurs, les communistes, la communauté LGBTQ+ etc… pire elles continuent à défendre cette putain d’identité tunisienne à la “شوفلي حل ” notamment en injectant sans cesse de la morale pseudo-religieuse dans tous, en engageant des chroniqueuses qui défendent le patriarcat, en faisant du “vide” un sujet d’actualité,  en posant le label “famille” sur leurs programmes…

Ah! Le label “famille” est un vrai concept chez nous, je me rappelle que dans un hôtel à Tabarka, il y avait un panneau “Espace familial”  à côté de la piscine, traduction; l’espace sans alcool*. Ceux qui s’y installent pouvaient nous voir siroter des Celtia de l’autre côté, une mise en scène absurde tout droit sortie d’un film d’Elia Suleiman. Un séparatisme basé sur une morale bidon et hypocrite, une organisation de la vie commune … Ce “Label Famille” on se le coltine depuis des années pour se faire valider, particulièrement quand on est une femme. Quand j’ai loué mon premier appart, je suis allée seule pour la visite, le concierge me regardait avec ses yeux visqueux et répétait entre deux phrases “ ça se voit que vous êtes une fille de bonne famille”, dans le contrat je ne pouvais pas « accueillir des visiteurs suspects”, parce que c’est une résidence “familiale” . What the fuck people ?  .

 “ Tu vis chez tes parents ou tu es mariée?” / “Ta mère elle sait que tu fais ça?” / “T’as pas un frère pour te dresser?”

J’avais les cheveux bleu je les ai teinté en châtain à cause de vos moqueries, je mettais du rouge à lèvre je l’ai effacé à cause de vos commentaires, j’ai caché mes jambes et mes seins à cause de votre sexisme, j’ai fermé la porte de mon appartement pour ne plus en sortir à cause de votre violence, j’ai censuré mes idées à cause de votre ignorance…j’emmerdre vos sitcoms qui vous donnent l’illusion d’être des individus « normaux », vos pubs Randa avec Mouna Nourddine , le tourisme de masse discount qui a niqué les plages du pays…..en conclusion va te faire foutre Slimane Labyedh !

Revenons aux manifs du 06 février 2021, ce rassemblement hétérogène, où d’un coup il y a eu une visibilité de tous dans l’avenue Habib Bourguiba, une revanche sur des décennies d’exclusion, de yeux baissés et de paroles étouffés. On nous interdisait d’être Nous-mêmes. On nous a marginalisé, catalogué, invisibilisé, insulté… Je ne t’empêche pas de bouffer ton couscous le dimanche, de développer un complexe d’Œdipe avec ta mère, d’avoir pour ambition d’acheter une voiture, de commander des survêts en coton sur Facebook, de partir en lune de miel en Turquie, de confondre la religion et la pensée, de croire qu’être Gay est contagieux, de monter des vidéos -18 ans de Baya Zardi, de prendre des crédits consos pour acheter une télé plus grande, de te battre avec ta schizophrénie…ne m’empêche pas de vivre comme je l’entends, je ne dis pas que ma vie est mieux que la tienne, mais c’est la mienne et tu n’as plus le droit de me dire ce que je DOIS être dans MON pays . L’époque de “شوفلي حل ” ne reviendra plus, tu devras t’y faire. 

Je dédie ce titre à ceux qui sauront l’écouter :

Dès la naissance, on nous a promis monts et merveilles
À condition qu’on la ferme, qu’on oublie l’essentiel
À qui demander de l’aide à part au Père éternel ?
Pourquoi le noir n’est-il pas une couleur de l’arc-en-ciel ?
Que Dieu m’éloigne du chemin de la vengeance
Leur rendre la pareille, c’est tentant
Dois-je crier pour qu’on m’entende ?
Six, zéro : année d’l’indépendance
Toujours devoir débattre (nan nan)
Toujours devoir se défendre (nan nan nan)
Se battre jusqu’à la muerte (eh)
Parce qu’on a trop de fierté (eh)
Toujours devoir débattre (nan nan)
Toujours devoir se défendre (nan nan nan)
Se battre jusqu’à la muerte (eh)
Parce qu’on a trop fierté (eh)

3 commentaires sur “LA TUNISIE DE “شوفلي حل ” EST FINIE

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  1. Coucou Rym,
    Tout d’abord je tiens à souligner que tes articles soulignent parfaitement l’indignation que je ressens en tunisie et « ibardou 3al 9alb ». Je te remercie d’avoir partagé ça. Ca fait toujours du bien de voir qu’on n’est pas seul à voir toute cette folie!
    Je voulais juste nuancer un peu par rapport à cet article-ci. J’ai senti dans cet article une certaine incrimination de « Choufli Hal ». Je suis pleinement d’accord sur le fait que « Choufli Hal » est une représentation assez fidèle de cette Tunisie qui dégoûte avec ses valeurs « de merde ». Je trouve par contre que « Choufli Hal » est justement ça une représentation, un miroir et seulement ça! Représenter n’est pas forcément encourager ou promouvoir. Représenter c’est aussi parfois critiquer, très indirectement, de manière très subtile et faire passer un message pour ceux qui sont ouverts aux messages et à la critique. Ceci est d’autant plus vrai que la Tunisie de l’époque de la production de « Choufli Hal » était très sous tension politiquement et quand-même moins ouverte aux différences que la Tunisie d’aujourd’hui (non pas que je pense qu’on ait fait des progrès considérables là-dessus…). Je pense que si « Choufli Hal » avait essayé de véhiculer le message de manière plus directe, en formulant explicitement des critiques, ceci aurait conduit à un vrai « backlash » de la part de la société (et du gouvernement). A ce moment-là, je pense que la Tunisie était carrément dans de l’auto-censure. Ca ne servait à rien de produire quelque chose qui n’allait certainement pas passer. De mon côté, je trouve ça parfois judicieux de représenter simplement de manière fidèle (aussi fidèle que possible avec un sitcom « light ») la réalité pour amener à la réflexion ceux qui ont un minimum d’appétence à cette dernière sans provoquer la violence chez ceux qui ont une aversion à la pensée (qui ne manquent pas fi tounes!).
    Voilà! Continue à écrire tes articles sont super!

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