Sailing Stones: le festival des laboureurs de la liberté

Sans grand enthousiasme. Il est 19H. Point de départ Tunis.

Le chauffeur démarre. Au bout de vingt minutes il commence à parler de son fils comédien:  »Dalila Meftehi ne jure que par lui  »a-t-il répété. Je n’ai jamais aimé Dalila Meftahi. Tout ce qui est vieux et Tunisien n’est pas nécessairement indiscutable. Nous sommes entassés avec nos sacs à dos et nos trente piges sur la banquette arrière. 21H, il fait nuit. S’armer de patience est important pour trouver l’oasis dans le noir . Au fur et à mesure que nous nous enfonçons dans la forêt à la recherche d’un signe, d’une lumière, nous devenons plus nerveux. Les minutes passent mais rien, le chauffeur commence à poser des questions sur le pourquoi de notre périple : qu’il ya t il là où vous allez ? On lui répond simplement : un festival . Il commence à pleuvoir, on descend de la voiture pour que les roues ne s’enfoncent pas dans le sable. P va chercher un bout de bois  »si besoin » , on n’en n’aura pas besoin .

On arrive . Bracelet magenta au poignet. 100 balles .Clack. C’est trop serré. Le chauffeur 250 TND, il se gare, descend : » Je veux voir par curiosité. » Après trois minutes il revient :  »Tu sais qui manque ?- silence -Yanni. » Je le regarde attendre une validation évidente devant le nom de Yanni . Je n’ai jamais aimé Yanni non plus. C’est l’heure pour lui de reprendre la route vers Tunis et de nous laisser ici .

On voit la ruche . De l’extérieur c’est un grand garage de 100 / 120m, il n’y a pas de porte , espace improvisée à la dernière minute à cause de la météo. Tout le monde se salut, se connait. 300 personnes. Les gens se respectent, pas par politesse, mais par conviction. Et d’ailleurs la notion de respect n’est sûrement pas la même pour les fans de Dalila Meftahi et pour les festivaliers au sailing stones.

A l’intérieur il ya des cordes au-dessus de nos têtes , des dessins majoritairement peint en noir sont accrochés par des pinces à linges. L’espace te chuchote à l’oreille :  » Ici tu peux ». Une autorisation à ÊTRE vous ai donné par le contexte.

L’artiste à Sailing stones est un prophète pendant son set . Du haut de la minuscule scène improvisée , éclairés par un jeu de lumière carnivore , les artistes font vibrer le sol , exorcisent les cris étouffés en nous, sans qu’on ai à crier grâce à des notes saturées qui vous aspirent vers le haut comme une ventouse et vous relâchent d’un coup sur le sol en vous laissant lessivé et soulagé. Puis le tour de grand huit reprend. La musique décide. Vraiment, ici, c’est elle qui décide. Ici, personne ne sort son smartphone pour faire un selfie pendant qu’un artiste joue . Ici on écoute parce que tout ceux qui sont ici savent ce que c’est que de ne pas être écouté. Les corps se balancent , il ya des silhouettes enfumées collées aux baffles , des amoureux bouches collées, et des bouches collées aux canettes de bière. Ça boit beaucoup , pas une bagarre, pas une dispute, aucune substance n’a pu gâcher le miracle. Ici on se respecte, pas par politesse, mais par conviction.

VIRUS2020 . Epic. Indescriptible set. Un artiste qui arrive à reproduire les sons des bas fond de ce pays . VIRUS2020 ne fuit pas la monstruosité , il la contrôle, et par ce contrôle il donne un sens à nos frustrations communes. Il est trois heures du matin, il pleut des cordes , chaussettes mouillée , y a de la boue , ya des flaques d’eau , on est bien à discuter entre deux lives . On s’écoute , on est content de se comprendre et de parler la même langue. On est content de se revoir. Tout est cohérent et ça c’est sûrement grâce à – je ne veux pas utiliser le mot  »équipe » parce qu’il a été vidé de son sens par le capitalisme – pour le moment je dirais  » collectif » … grâce à un collectif dont les membres partagent une vision du monde basée sur une pensée sociale et philosophique organique à leur condition d’individus . Et parce qu’elle est organique, elle coule de source. J’en ai fait des festivals où les organisateurs étaient en panique à cause d’un flyer , d’un badge qui manque…des festivals CTRL+c CTRL +v. Ici les membres du collectif , ne porte pas des tee-shirt staff mais on sait qui ils sont. Ils sont avec les festivaliers, tout est rudimentaire mais l’essentiel est là : de quoi manger, de quoi boire, des WC propres, des statuettes en bois et pétrole , des dessins, deux installations un peu posées comme ça , l’air de rien, une line UP audacieuse et de qualité, une ligne directrice claire, un ADN et une âme. Cette âme vient du plaisir qu’on les festivaliers à y être. La difficulté d’y accéder, la météo apocalyptique, dormir sous une tente dans le froid, la bouffe froide , le tout à 100dt la nuit, il faut vraiment être convaincu pour y être .

Il ne s’agit pas d’appartenance à une doctrine , ou à une idéologie mais un désir commun : trouver une place dans le monde. Une place sans devoir se mutiler le cerveau pour entrer dans les moules d’un pays obsédé par l’hygiène sociale. Épuisant dans chaque fragment du quotidien. C’est dans la recherche que nous sommes unis, pas dans les certitudes. Labourer c’est : ouvrir et retourner.  »Quand la liberté est angoissante parce que tout choix rend responsable, la servitude devient rassurante. On accepte avec soulagement un régime autoritaire … Toute divergence est ressentie comme un acte de délinquance. Le conformisme devient la pression affective et sociale qui mène à l’intégrisme. Alors, on s’engage avec bonheur dans le chœur des perroquets, on chante tous ensemble les slogans qui donnent une sensation de force et une illusion de pensée. ».  » Les mangeurs de vent …se nourrissent de phrases toutes faites. Les laboureurs qui ont les pieds sur terre construisent une réalité différente. Leur savoir laborieux est arraché au réel comme l’expérience du maquignon qui est le seul à voir que son cheval boite » .Extrait du livre « Le Laboureur et les mangeurs de vent » de Boris Cyrulnik.

Nous vivons dans un monde de plus en plus pressé car pris dans le piège de la production et de la consommation. Notre vie se soumet au rythme du tam-tam sans qu’on puisse avoir le temps de dire « non ». On nous demande d’évoluer dans un climat socio-politique passéiste , dans le privée comme dans le public, les doxas règnent sur le language et sur les rapports sociaux. L’évolution est un processus inarrêtable. Si l’évolution est freinée, elle crée la frustration , la colère et la souffrance. Et je crois bien, qu’il y a beaucoup de souffrance sur ce bout d’Afrique. Certains ici souffrent. Un ange aux cheveux blonds apparait au milieu de la foule, il boit sa bière, et fixe le void dans les yeux, sur la musique du groupe « violent qu’on on aime » qui met le feu au garage.

Ce que je peux souhaiter à ce festival c’est de rester aussi brute, aussi indépendant, authentique et audacieux, que ses créateurs évitent les pièges de la mécanique de l’échec pour que cette espace de repos des laboureurs demeure vrai.

Le jour se lève , je découvre la mer. Je pense à Lundi et puis je l’oublie. Je mange une crêpe chaude vendue sur le site par deux femmes , mes baskets sont mouillés , j’ai froid, j’ai mal au cou, aux épaules, et au dos, pourtant je me sens débarrassée d’une pression, comme si la botte noire que j’ai constamment sur le thorax m’avait lâché pour quelques heures . Pour rentrer nous n’avons aucun plan, je tombe sur une très vieille connaissance, elle nous propose de rentrer avec elle. Nous prenons la route. Deux jeunes garçons venus de Libye pour le festival font du stop, on les prend. Je regarde les paysages sous le sublime ciel gris du nord. Nous traversons des villages. Il y a des écoliers qui sortent de l’école, ils rient sous la pluie. Je me demande si il y a parmi eux un laboureur…

2 commentaires sur “Sailing Stones: le festival des laboureurs de la liberté

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  1. Belle plume, qui retranscrit bien l’âme du festival.
    Merci pour ces quelques lignes sensibles et poétiques qui permettent de prolonger l’évasion !

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