Tunis érotique#1 : déjeuner entre épouses

Treize heures. Déjeuner léger, elles s’en débarrassent comme d’un protocole inutile. Elles n’ont plus l’âge de jouer, elles connaissent la valeur du temps et le regret qu’est de le gâcher. Tout est de trop, les clients, le serveur, le caissier, le bruit des fourchettes qui grincent et les mâchoires qui s’acharnent. L’odeur des cuisines bousille leurs parfums. Chacune se sent orpheline de la peau de l’autre. Le saut dans le vide est proche. Coup de foudre cérébral qui finit dans le bas-ventre, comme une bougie qui fond et s’égoutte à l’intérieur du sexe. Incontrôlable sensation, comme la colère d’un affamé derrière le grillage d’un camp au Yémen. K fait signe au serveur de ramener l’addition. J trouve sa précipitation flatteuse. J  a peur de montrer son corps de quarantenaire, la cicatrice de sa césarienne, ce corps mis de côté par les autres, par son époux, par elle même. K regarde J. K a peur de ne pas être assez pour cette femme aux clavicules vampirisantes et à l’élégance sismique. 

Elles se sont rencontrées , il y a un mois,  par hasard, dans un de ces moments d’ouverture sur « le monde» , pendant une fête de famille, plus banale encore que la mort. L’occasion était une de ces cérémonies avant le mariage où on fête la fête de mariage. C’est fou cette force qu’ont les femmes de croire au mariage. L’énergie qu’elles mettent pour avoir  foi en cette institution . On croit en l’institution par pragmatisme. Et au fond le mariage n’est pas une affaire de croyance mais de choix. Le mariage est un protocole purement social et sûrement pas une promesse infaillible. La vraie union évolue dans le temps, celle du mariage est rigide. Plus la fête est grande, plus le mariage est court. Dans le carnaval des robes, K et J portaient du noir. Cynisme affiché à la gueule des yoyos stridents éjectés par les joues dodues des khalét* hyperactives. K avait remarqué la silhouette longiligne de J, ses cheveux simplement brossés, le pendentif doré en forme de cercle , la manière dont le tissu tombait sur son corps pour suggérer une image. J  aussi remarqua K , son air insolent de trentenaire, sa peau caramel, le feu autour d’elle. 

Le serveur ramène l’addition, il remarque les assiettes à peine entamées : « Mesdames, vous n’avez pas aimé? » K lui coupe la parole : »c’était très bien, ça ira« . Elle trouve la présence du serveur intrusive, comme un coup de pied dans une rivière paisible. Elle se charge de l’addition, d’un geste, sans que ça soit un  »sujet ».  Aucun frein n’est toléré. Elle est prête à tout pour y goûter. Payer deux assiettes de pâtes n’y changera rien, ni d’ailleurs son statut de mère, ni celui d’épouse, ni le pays, ni le poids du secret, ni sa vie. Elle veut J. Elles se lèvent et sortent de l’établissement. Le premier geste est le plus délicat. Où mettre la main ? Prétexter une raison ou assumer son geste ? K veut embrasser l’épaule de J. Juste là, au niveau de l’acromion, pour tenir jusqu’à la délivrance.  » Un shoot de toi pour tenir. » Implora-t-elle des yeux. J lui prend la main. Deux femmes qui se tiennent la main ce n’est pas suspect. Elle lui caresse l’intérieur de la pomme, avant-goût de ce qui l’attend. 

La musique et les selfies battaient leur plein dans la salle des fêtes. La mariée était posée comme un exemple à suivre sur l’estrade. Elle ne bougeait que le haut du corps sur le rythme du synthé. Le bas semblait anesthésié. K la regardait et ce souvenu de son propre mariage. Il y a 8 ans déjà. Un moment de joie suffocant. La sensation d’une corde en soie qui étouffe la petite voix qui n’y croit pas. K a toujours socialement su s’adapter en faisant taire la petite voix. La voix. La fauve. La libre. Elle sortit de la salle pour se reposer du bruit. Elle trouva J fumant sur le parking. Cliché irrésistible d’un cygne mélancolique un soir d’été. Elle alla vers elle sans hésiter.  » Bonsoir, tu … » sans lui laisser le temps de finir J lui tendit un briquet.

J: tu es proche de la mariée ? 
K:  c’est ma sœur. 
 J: vous ne vous ressemblez pas.
K: on est demi-sœur et le maquillage n’aide pas
J: au niveau des yeux, un peu…Tu as des enfants ?
K: un seul. Toi, tu es…?
J: une collègue de ta sœur 

Les deux fumaient, parlaient sans se quitter des yeux. Aspirées. Plus le temps passait, plus elles convoquèrent de sujets pour faire durer le moment. Elles parlaient de plus en plus doucement, elles avaient trouvé leur rythme. Celui de la respiration qui se dilate, du grain qui caresse. Pourquoi ces femmes se désirent-elles autant et d’un coup ?   »TU ES LÀ !? On t’a cherché partout, ça fait une heure ! » Le mari de J interrompit l’instant. K et J se réveillèrent en sursaut.  » J’ai ton téléphone, on y va » . J  pensa fort et en un fragment de seconde : »Je te quitte. » Machinalement ce désir disparu, elle suivit son mari. K n’avait même pas eu le temps de comprendre, que J s’éloigna d’elle, même le gravier n’arrivait pas à gâcher la démarche du cygne. K senti soudain un coup-de-poing à l’intérieur du ventre qui la poussait à la rattraper.  »C’est insensé  » pense-t-elle. Mais trop tard, elle avait déjà pris sa décision en lui demandant du feu une heure avant. Elles s’échangent leurs coordonnées en express. Un dernier regard. Un   »ne pars pas » retenu dans la gorge.

La chaîne qui emprisonne une femme est sa patience.

Les deux femmes traversent l’avenue de la liberté. Elles marchent vite. Immeuble 28, appartement n°13, en montant l’escalier J caresse l’entre-jambe de K qui la nargue depuis le 1er étage. K s’arrête, elle plaque J contre le mur et plonge la tête dans le puit de son cou. Elle prend une profonde inspiration et se remet en marche. Une vieille femme les croise. Elles ralentissent leur démarche.  »Vous m’avait fait peur, montez doucement » leur dit-elle. Elles s’excusent du dérangement. N°13, c’est là. L’appart au-dessus de la vieille. K met la clé dans la serrure. Ce qui va arriver était inévitable. Elles allaient déclencher la bombe nucléaire dans leurs mondes respectifs. Un loop d’adrénaline destructeur si leur histoire sort du n°13. 

K retourna à la salle des fêtes ce soir là, le nom du cygne en tête . Sa mère l’appela, ils étaient tous là, l’enfant, le mari, les parents et beaux parents, les deux sœurs, la voisine, un cousin. Quel beau tableau. En les voyant elle n’avait qu’une hâte, être seule pour s’évader avec ses émotions. Se laisser couler. Pas de somnifères ce soir, elle n’avait pas besoin de dormir. Les sables mouvants et chauds l’attendent. Elle désirait s’y rendre sans plus attendre. Vers une heure du matin, les invités quittaient petit à petit la fête, la mariée posait pour une séance photo à la chaîne, comme la mascotte de Dahdah. K avait son enfant sur les genoux, il dormait paisiblement sur les sons de fin de soirée. Elle cherchait le profil FB de J d’une main et tenait son enfant de l’autre.  Bingo. Technologie complice du crime.
Dans un appartement à Ain Zaghouan nord, l’invitation à  »devenir ami » venait d’être acceptée par J. K compris qu’elle n’était pas folle, que J l’attendait. Tout cela était un projet effrayant, car le plaisir ne passe que par la déchirure et la peur ici-bas, au pays de la culpabilité et de la honte. Le droit de décevoir frappait à la porte de leurs destins. Elles savaient qu’il fallait contrôler la situation. Elles s’y appliquaient pendant des semaines, quelques discussions par-ci par-là J l’invita pour un café, un jeudi après-midi,   »La scène » à Menzah6, devant la municipalité, brise et robe d’été sur la terrasse. Elles prirent une forêt-noire à déguster dans leur jardin secret. Elles parlent inévitablement de par quoi elles passent, sans détour, avec une simplicité rare. Comme deux blocs qui s’emboîtent,  deux vides qui se remplissent . « A mon âge, on n’aime plus, on s’intéresse » dit J. Rien ne l’intéressait dans sa réalité. Avec les années, elle devinait les gestes, les mots, les réactions de tout le monde. Elle était capable d’anticiper chaque événement, réaction, chaque opinion de son mari, de sa famille et de ses amies. Un ennuie qui la tuait à petit feu comme la cigarette qu’elle fumait. J  avait de belles mains, K trouvait toujours le moyen de les toucher, « Elle est jolie ta bague » , « Il est beau ton vernis » jusqu’au « Tu es belle » du premier baiser dans la voiture. La langue chaude d’effroi et de vie. La première vague qui emporte tout. 

Une femme ne peut pas éteindre son téléphone. Une épouse injoignable, c’est toujours étrange. K et J ont éteint leurs appareils depuis bientôt 4 heures. Elles n’ont plus la notion du temps. Elles sont dans l’appartement. Il est 18 H, le coup de feu des foyers tunisiens, les enfants sortent de l’école, les époux du travail, les bus font leurs dernières navettes, à la radio l’annonce du discours du président à 20H, les magasins ferment, il n’y aura bientôt plus de baguettes chez l’épicier, les vendeurs ambulants ramassent leurs marchandises. 18H , l’heure du démontage du spectacle socio-économique. Tout le monde court vers les coulisses pour revenir sur scène le lendemain. Sauf K et J, elles baisent dans le n°13. Impossible de les détacher l’une de l’autre. Collées sein contre sein, bouche contre bouche, fauve contre fauve. Impossible de distinguer les deux corps. Elles savent qu’elles ne sont pas un trophée l’une pour l’autre, que ce qui compte, c’est l’émotion, la sensation et le vertige. Ce qui compte, c’est la revanche. Chaque coup de langue est une revanche sur les années de coma, sur les milliers de concessions, les milliers d’assiettes lavées, de linges pliées, de tours de machine lancées, de patrons subis, de limites morales empoisonnantes et hypocrites. Revanche sur les années sans saveurs. L’indépendance du territoire est déclarée au moment où elles se pénètrent avec les doigts. Deux sexes un orgasme. La jouissance est comme un morceau de Jazz. Il ne supporte pas l’égarement. Il faut suivre, il faut savoir quand se lancer dans son solo et pour être un grand musicien de Jazz, il faut avoir un grand sens de l’écoute. Pareil pour faire jouir une femme. Très peu d’hommes aiment le jazz ici.
La vieille du dessous est dans la cuisine, elle épluche deux œufs durs, elle entend un cri, un Eyh* (oui) venant de l’appart au-dessus. Elle fronce les sourcils. Un deuxième puis un troisième Eyh*. Elle pose son oeuf sur la table, prend ses clés et se dirige vers le n°13. La vieille colle  l’oreille à la porte. Elle en est sûre. C’est les deux femmes de tout à l’heure. Elles baisent, que Dieu nous en préserve .  Elle leur gâche la partie, elle sonne à la porte. J et K s’immobilisent dans le lit. Elles décident de ne pas aller ouvrir. Au bout de la troisiéme sonnerie , la vieille lâche l’affaire.  J se rend compte qu’il fait nuit .

J: Il est quelle heure? Il fait déjà nuit..

K : Ou est mon téléphone?

Il est 21H , J  allume son téléphone, 30 appels en absence, dix messages, 4 inbox, le monde entier a décidé de l’appeler. Elle suffoque sous les notifications, elle est prise de panique, nue elle fait les cent pas dans la chambre. J  n’est pas mieux, son téléphone est bombardé.

Elles n’avaient pas le droit de s’absenter.  Une journée a suffi pour qu’ils paniquent. Vie de merde qui s’est tissée autour d’elles comme une toile d’araignée. Elles aussi ont fini par ressembler à leurs méres.  De femmes les voici redevenues chargées de logistique. Chacune appelle son mari dans un coin, prétextant un rendez-vous avec une amie « qui a des problèmes ». Les hommes rassurés, elles sautèrent sous la douche, dernier chapitre avant le retour sous terre. Ne pas trouver une raison de rentrer est le début de la fin. J  et K ne trouvaient aucune raison de rentrer, qu’allaient-elles faire après l’amour? Elles s’embrassent sous la douche, se lèchent , se sucent, se fondent l’une dans l’autre, soudain la porte sonne, une voix d’homme crie : « c’est la police ! Ouvrez !« . Derriére la porte se tiennent la vieille , deux policiers et le propriétaire de l’appartement.

Fin

Auteure : Rim Haddad

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